Cas pratique : Donation de la nue-propriété d’un immeuble avec réserve d’usufruit et stipulation d’un usufruit successif au profit du conjoint : analyse civile et fiscale

Monsieur Alain Dupont, âgé de 55 ans, est président de la SAS Novatek. Marié avec Madame, 48 ans, sous le régime légal de la communauté, il a deux enfants, Loïc, 20 ans, et Flo, 12 ans. Monsieur a hérité de sa mère un immeuble de rapport d’une valeur de 1 000 000 €. Ce bien constitue un propre en vertu de l’article 1405 du Code civil. Aucun aménagement patrimonial ou disposition volontaire n’a été pris jusqu’à ce jour. Le souhait exprimé par Monsieur est double : transmettre ce bien à ses enfants tout en continuant à en percevoir les revenus de son vivant, et garantir qu’à son décès son épouse bénéficie également des fruits de ce bien afin de maintenir son niveau de vie.

Le projet envisagé consiste à donner la nue-propriété de l’immeuble à ses deux enfants, tout en se réservant l’usufruit, avec stipulation d’un usufruit successif au profit de son épouse. Sur le plan fiscal, la donation est soumise au barème de l’article 669 du Code général des impôts, lequel fixe la valeur de l’usufruit et de la nue-propriété en fonction de l’âge de l’usufruitier. À 55 ans, la nue-propriété est évaluée à 50 % de la pleine propriété, soit 500 000 € pour un immeuble estimé à 1 000 000 €. Répartie entre les deux enfants, cette valeur conduit à une donation de 250 000 € chacun. Après application de l’abattement en ligne directe de 100 000 €, la base imposable ressort à 150 000 €, ce qui génère des droits de mutation de 28 194 € par enfant, soit un coût total de 56 388 € pour l’opération.

La fiscalité de l’usufruit successif obéit à une règle spécifique. Lors de la donation initiale, seul l’usufruit de Monsieur est pris en compte, car le barème de l’article 669 CGI ne s’applique qu’aux usufruits ouverts. L’usufruit successif consenti à Madame ne donne pas lieu à taxation immédiate. En revanche, il s’impute civilement sur la quotité disponible spéciale entre époux, prévue à l’article 1094-1 du Code civil. Ce mécanisme peut, dans certains cas, limiter les droits que Madame pourrait recevoir au titre de sa vocation légale. Afin d’éviter tout déséquilibre et de sécuriser la protection du conjoint, il est donc recommandé de compléter ce dispositif par une donation entre époux, ou donation au dernier vivant, qui permettra à Madame, le moment venu, d’opter pour l’usufruit universel ou pour une part en pleine propriété.

Un second point doit être souligné. Si, au décès de Monsieur, Madame est encore en vie et que l’usufruit successif s’ouvre, les enfants ne récupèrent pas immédiatement la pleine propriété du bien. Dans cette hypothèse, l’article 1965 B du CGI prévoit que les droits de donation payés initialement peuvent donner lieu à restitution partielle, recalculés en fonction de l’âge du conjoint usufruitier successif. Cependant, la restitution est subordonnée à une condition stricte : les droits doivent avoir été effectivement acquittés par les enfants eux-mêmes. Si Monsieur s’en acquitte pour leur compte, aucune restitution ne pourra être obtenue. Cet aspect pratique doit être anticipé, car il suppose que Loïc et Flo disposent de ressources suffisantes pour régler près de 60 000 € de droits.

Enfin, Monsieur pourrait envisager d’apporter préalablement ce bien propre à la communauté. Une telle opération suppose une modification du contrat de mariage devant notaire, la purge du droit d’opposition des créanciers et le paiement de droits avoisinant 0,7 % de la valeur apportée. Cet apport aurait pour effet de rendre le bien commun, de sorte que la donation ultérieure devrait être consentie par les deux époux. L’usufruit réservé serait alors un usufruit commun, ce qui impliquerait de prévoir expressément son extinction au décès du premier afin d’éviter toute superposition avec l’usufruit successif du conjoint survivant. Par ailleurs, sur le plan civil, la donation ainsi consentie serait rapportable pour moitié dans chacune des successions.

En définitive, la stratégie la plus équilibrée paraît être de conserver l’immeuble comme bien propre, d’en donner la nue-propriété aux enfants avec réserve d’usufruit et stipulation d’un usufruit successif au profit de Madame, tout en complétant cette organisation par une donation entre époux. Cette combinaison permet d’optimiser la fiscalité de la transmission, de préserver les revenus du bien au profit de Monsieur puis de son épouse, et de garantir aux enfants la certitude de recueillir la pleine propriété dans des conditions fiscalement favorables.

Karim Trabelsi

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