Les quelques clés de l’ingénierie patrimoniale contemporaine

Par la séparation de l’usufruit, qui confère le droit d’usage et la perception des fruits, et de la nue-propriété, qui correspond au droit de disposer de la chose, il permet de concilier des objectifs a priori contradictoires : assurer des revenus et une protection au profit de l’usufruitier tout en organisant, de façon optimisée et anticipée, la transmission de la valeur au profit des héritiers. Cette mécanique est d’autant plus utile qu’elle s’articule aujourd’hui avec des dispositifs sociétaires et fiscaux (apport-cession, sursis et report d’imposition, assurance-vie démembrée, usufruit temporaire, clauses statutaires) qui, correctement combinés, offrent une réponse sur mesure aux enjeux patrimoniaux.

L’apport-cession constitue une illustration emblématique. Lorsqu’un chef d’entreprise souhaite vendre son affaire mais que le capital social a acquis, au fil des années, une forte plus-value latente, la cession directe expose à une imposition significative. Le mécanisme de l’apport-cession consiste à apporter les titres de la société opérationnelle à une holding (souvent créée pour l’opération), puis à laisser la holding céder ultérieurement ces titres. Si la holding revend pour la valeur d’apport et que les conditions légales sont respectées, l’économie d’impôt peut être substantielle : l’imposition de la plus-value constatée au moment de l’apport est reportée ou suspendue conformément aux régimes prévus par le Code général des impôts, en particulier l’article 150-0 B ter (report d’imposition lorsque la holding est contrôlée par l’apporteur) et les dispositions relatives au sursis d’imposition lorsque la holding n’est pas contrôlée par l’apporteur. Ces mécanismes, puissants, sont strictement encadrés ; le report prend fin, par exemple, en cas de cession à titre onéreux des titres reçus en échange, de rachat, de remboursement ou d’annulation de ces titres dans un délai réglementaire (la règle des trois ans étant fréquemment retenue comme garde-fou) et l’administration fiscale reste vigilante quant à l’existence d’une soulte excessive ou d’un usage des fonds incompatible avec la finalité économique de l’opération. Les règles précises et les conditions de mise en œuvre sont décrites par la doctrine administrative et la jurisprudence et sont rappelées dans les textes fiscaux et la doctrine (articles et commentaires administratifs dédiés).

Donner avant de vendre représente une autre stratégie décisive pour « purger » des plus-values. La logique est la suivante : transférer la nue-propriété ou la pleine propriété d’un actif (par exemple des titres) aux héritiers avant d’opérer la cession. Au jour de la donation, la valeur d’acquisition pour les donataires est fixée et, lorsqu’interviendra la cession, la plus-value liée à la fraction donnée sera neutralisée pour la part transmise. Pour que ce montage produise les effets attendus, il est essentiel que la donation soit effective et irrévocable : la preuve de l’intention libérale et du dépouillement est déterminante. Le donateur peut, parallèlement, conclure une convention de quasi-usufruit afin de conserver l’usage économique du produit de la cession, mais sans porter atteinte au droit futur des nus-propriétaires, lesquels acquièrent en contrepartie une créance de restitution. La pratique montre que la donation préalable suivie d’une cession, si elle respecte les conditions de forme et de fond, est une technique robuste d’optimisation fiscale de la plus-value. L’administration fiscale et la doctrine rappellent toutefois que l’ordre des opérations doit refléter une réalité patrimoniale et non une mécanique purement instrumentale.

L’assurance-vie, lorsqu’elle est combinée à une clause bénéficiaire démembrée, constitue un levier complémentaire particulièrement efficace. L’assuré peut prévoir que le conjoint survivant recueille un quasi-usufruit tandis que les enfants deviennent nus-propriétaires. Le quasi-usufruitier peut utiliser les sommes (pulvériser ou employer la substance) mais la nue-propriété des enfants donne naissance, en parallèle, à une créance de restitution qui assurera leur intérêt à l’extinction du quasi-usufruit. Fiscalement, les primes versées avant certains âges bénéficient d’un régime favorable : l’abattement prévu à l’article 990 I du CGI s’applique, et les montants éventuellement exonérés ou taxés suivent le barème ad hoc. À titre d’exemple numérique, si un contrat vaut 600 000 euros au décès et que la répartition retenue par la valorisation est de 40 % pour l’usufruit et 60 % pour la nue-propriété (valeurs indicatives, déterminées selon le barème de l’article 669 du CGI), la fraction revenant à chaque enfant (en présence de trois enfants représentés) peut se chiffrer ainsi : la part patrimoniale totale de chaque enfant s’évalue à 200 000 euros, la nue-propriété de cette part à 120 000 euros, l’abattement proratisé applicable aux nus-propriétaires (152 500 euros réparti selon les quotes-parts) diminuant significativement la base taxable. Dans l’exemple courant, la part taxable résiduelle s’établirait à 28 500 euros et la taxation correspondante, au taux applicable aux tranches inférieures, produirait un droit d’environ 5 700 euros par enfant. Ces calculs illustrent l’efficacité du montage assurance-vie combiné au démembrement pour assurer la protection du conjoint tout en préparant une transmission fiscalement allégée. Les règles précises (abattements, tranches) sont codifiées et doivent être appliquées au cas par cas.

L’usufruit temporaire mérite une attention particulière lorsque le besoin est de transférer une ressource de revenus sans transférer la propriété pleine et entière. En constituant un usufruit pour une durée déterminée au profit d’un enfant, le parent transfère la perception des fruits et allège son propre niveau d’imposition (IFI, IR et prélèvements sociaux). La valeur d’un usufruit temporaire est estimée par référence aux règles prévues à l’article 669 du CGI, l’usufruit pour chaque période de dix ans étant apprécié à une fraction de la pleine propriété (valeur indicative communément retenue : 23 % par tranche de dix ans pour un usufruit à durée fixe). Il convient de rappeler que la donation temporaire est soumise aux droits de mutation à titre gratuit et que, pour éviter le franchissement d’une tranche imposable supplémentaire, il est souvent choisi de limiter la durée à neuf ou dix-neuf ans selon l’effet fiscal recherché. Ce type d’opération s’avère particulièrement pertinent lorsque le parent souhaite transmettre des revenus à un enfant en situation de besoin sans grever définitivement la pleine propriété.

Sur le plan sociétaire, l’interposition d’une personne morale, et plus spécifiquement d’une société civile, est fréquemment utilisée pour dissocier pouvoir de gestion et transmission de valeur. En apportant un bien en pleine propriété à une société civile et en cédant ensuite la nue-propriété des parts sociales, le disposant peut conserver la maîtrise de la gestion via la qualité de dirigeant et des clauses statutaires, tout en transférant la valeur économique à ses héritiers. Les statuts peuvent organiser un agrément des entrants pour préserver le cercle familial (règles de l’article 1861 du Code civil), et la répartition des bénéfices peut être aménagée : l’article 1844-1 du Code civil fixe une règle supplétive de proportionnalité des bénéfices mais admet la modulation statutaire sauf à tomber dans des stipulations léonines. De ce fait, une clause statutaire attribuant une part majorée des dividendes à certains associés, au regard de leurs droits au capital, est possible et, si elle est adoptée collectivement par la société, ne constitue pas nécessairement une donation des parents aux enfants. La responsabilité du conseil est ici primordiale pour rédiger des statuts robustes, éviter les clauses illicites et s’assurer de la cohérence économique du montage.

Les garde-fous juridiques et fiscaux sont incontournables. Le régime d’apport-cession, bien que favorable, est encadré sur le plan procédural et substantiel. L’article 150-0 B ter du CGI organise le report d’imposition pour les apports à une société contrôlée, mais le règlement relatif aux soultes et aux conditions de contrôle doit être scrupuleusement respecté : une soulte excessive ou une cession prématurée peuvent provoquer la disparition du régime et l’exigibilité immédiate de l’impôt. L’abus de droit fiscal reste un risque réel, déterminé par les règles du Livre des procédures fiscales (y compris les dispositions relatives à l’abus de droit), et l’administration contrôle avec acuité la réalité économique des opérations. Il convient, pour chaque montage, de documenter l’intention, de formaliser les décisions (statuts, conventions, procès-verbaux, actes notariés) et de réaliser des simulations précises (IFI, IR, prélèvements sociaux) afin de mesurer le gain effectif et d’anticiper les points de friction potentiels lors d’un contrôle.

Enfin, la jurisprudence a tranché certaines questions délicates qui structurent la pratique. La Cour de cassation a jugé qu’une décision de l’usufruitier d’une société de voter la mise en réserve des bénéfices n’emporte pas, en elle-même, donation indirecte en faveur du nu-propriétaire lorsque l’usufruitier ne se dépouille pas et demeure titulaire des avantages économiques ; c’est l’arrêt dit « Cadiou » du 10 février 2009. De même, la Cour a rappelé que les constructions financées par l’usufruitier sur le fonds d’autrui n’exercent pas d’accession immédiate en faveur du nu-propriétaire et peuvent être regardées comme une valorisation différée dont le nu-propriétaire ne bénéficiera qu’à l’extinction de l’usufruit, sous réserve d’une absence d’intention libérale et d’un dépouillement effectif de l’usufruitier. Ces décisions sont des repères pratiques pour qualifier les opérations d’amélioration et définir le périmètre du risque de donation indirecte.

En pratique, la mise en œuvre d’un montage démembré exige une approche transversale et personnalisée : il faut confronter la situation familiale, les objectifs économiques et de liquidité, les âges des intéressés, la nature des actifs, ainsi que la tolérance au risque administratif. Il est impératif de travailler de façon coordonnée entre notaire, avocat et conseiller fiscal, afin de rédiger des actes clairs, d’anticiper les risques de requalification et d’optimiser l’équilibre entre protection de l’usufruitier et enrichissement des nus-propriétaires.

Karim Trabelsi

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